Géopolitique du covid-19

L’épidémie de covid-19 est passée désormais au stade pandémique. Cela signifie qu’elle s’est répandue dans le monde entier. Ses conséquences sur les relations entre les États, leurs fonctionnements et l’équilibre des puissances seront immenses. Il est difficile de prévoir leur juste ampleur mais on peut d’ores et déjà tirer quelques leçons et essayer d’anticiper les effets. Le virus agit comme un révélateur mais aussi comme l’accélérateur de tendances de fond.

Une crise du multilatéralisme

Même si ce n’est pas le plus visible a priori, le premier aspect des relations internationales que vient souligner la pandémie, c’est la crise du multilatéralisme dans laquelle le monde s’enfonce maintenant depuis au moins quinze ans. L’invasion de l’Irak en dehors du cadre onusien avait certes été un tournant et de nombreux autres signes ont montré que « l’ordre » planétaire avait été largement brisé : les guerres en Libye, en Ukraine, en Syrie et la rupture unilatérale par les États-Unis des accords touchant le nucléaire iranien sont quelques-unes des manifestations les plus graves de cette crise du système international. Il faudrait également ajouter la guerre commerciale voulue par Trump entre États-Unis et Chine.

L’épidémie mondiale met néanmoins en évidence la désertion des grandes instances internationales onusiennes par les grandes puissances. En l’occurrence, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), agence de l’ONU chargée notamment du suivi des pandémies a jusqu’à présent été bien marginalisée par les États considérés comme les plus développés. Alors que les responsables de cette organisation ont tôt alerté sur le danger de ce nouveau coronavirus, la mobilisation internationale a été lente : le 30 janvier, l’organisation prononce l’urgence sanitaire internationale, et dès février les propos du directeur général, le docteur Tedros Ghebreyesus sont clairs et alarmistes : le 11, il appelle à la mobilisation générale, le 21 il déplore l’étroitesse de la « fenêtre de tir » pour enrayer la contagion. En France l’écho de ces interventions aura largement été minimisé. Le 29 février, le conseil des ministres se réunit en urgence pour traiter de l’épidémie et Édouard Philippe en ressort en annonçant l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 pour imposer sa réforme des retraites…

De même, la gestion de la crise montre une grande désinvolture à l’égard des préconisations de l’OMS. Comme on sait, les pays qui les ont appliquées, comme la Corée du Sud ou Taïwan en ont largement bénéficié. Elles reposaient sur des tests massifs et l’isolement des patients plutôt que sur le confinement des populations considéré comme une mesure de dernier recours…

Une nouvelle hiérarchie ?

Les raisons de cette sorte d’indifférence aux alertes de l’OMS sont multiples et largement psychologiques. Elles tiennent à la prédominance des questions de politique intérieure dans le débat public. Elle vient aussi beaucoup de l’arrogance des dirigeants occidentaux. Ceux-ci sont bien souvent convaincus que les instances internationales doivent être prioritairement à leurs services et non des forums où l’on respecte le principe « un État = une voix ». L’ONU, seul cadre légitime de décision internationale en pâtit beaucoup, peu à peu évincé par le G7, G8, G20, ces clubs fermés à la moitié du monde…

Quoi qu’il en soit, ce mépris de l’OMS aura eu aussi pour effet de mettre au jour et peut-être d’entériner une nouvelle hiérarchie des puissances dans le monde. Des puissances de référence aux yeux de beaucoup sont ramenés à des proportions plus modestes en raison de leur incapacité à gérer la crise. A l’inverse, des puissance « émergées » depuis un moment déjà, acquièrent un statut nouveau, en particulier la Corée du Sud. Mais la réussite du Vietnam est tout autant de nature à interroger bien des certitudes.

Révision des critères de puissance ?

Le phénomène sera-t-il durable ? Difficile à dire. Il n’est pas interdit de le penser. D’une part, ce sont des faiblesses structurelles des États qui sont mises au jour et qui ne se reconstruisent pas du jour au lendemain : les capacités touchant l’organisation des soins, la garantie des approvisionnements, la planification de la production et de la distribution ont été amoindries du fait de nombreuses années de dérégulation, délocalisation et baisse des budgets. Elles ne seront pas restaurées sans une volonté politique forte, une planification des moyens, une mise en branle de toute la population.

Par ailleurs, la guerre de propagande que se livrent notamment la Chine et les États-Unis pour mettre en valeur leur capacité à faire face ou à venir en aide à leurs alliés donne la mesure de l’enjeu. Peut-être assiste-t-on à une révision durable des critères de la puissance. Les États-Unis dont l’appareil militaire assure la prééminence ne sont pas à leur avantage lorsqu’ils raflent des stocks de masques à la barbe de leurs alliés.

En tout état de cause, la « diplomatie médicale » est appelée à sortir de la dimension folklorique dans laquelle la tenaient nos propagandistes anti-Cuba. La Chine mise sur cet aspect depuis des années et il n’est pas indifférent (même si l’ampleur de l’épidémie est la principale raison) que son aide ait d’abord été adressée à l’Italie, un des seuls pays d’Europe de l’Ouest à avoir pris position clairement en faveur du projet des « routes de la soie ».

Dans un temps comme celui que nous vivons, il est vrai que la prépondérance des alliances militaires revêt un caractère tout relatif. Ainsi, l’OTAN est bien discrète quand de nombreux pays mobilisent leurs armées pour faire face à l’épidémie.

Inquiétude pour l’Afrique

Dans ce moment de réévaluation des alliances et de leur apport, la question de la situation de l’Afrique est particulièrement sensible. Le développement de l’épidémie sur ce continent est encore loin d’être à son maximum. L’aggravation de tous les maux dont il souffre déjà pourrait prendre des proportions extrêmement inquiétantes.

La faiblesse des systèmes de santé et des États en eux-mêmes, la corruption qui les mine, l’insécurité alimentaire persistante, l’agitation sociale et la guerre, tous ces facteurs entretenus notamment par des années de réformes néolibérales inspirées par le FMI et la Banque mondiale risquent de donner à la maladie une étendue et aux effets sur les sociétés une force sans équivalent ailleurs dans le monde.

Nos liens particulièrement étroits avec nombre de peuples du continent en font un sujet de préoccupation majeure et si la planification de la réponse à l’épidémie en France est une priorité, la planification de l’aide au sein de l’espace francophone devrait également être assumée publiquement dès à présent comme une urgente nécessité.

Si ce n’est pour des motifs humanistes, il faut au moins avoir à l’esprit le raisonnement du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres : plus le nombre de cas augmentera plus augmentera le risque de mutation du virus. Si tel était le cas, alors les efforts pour développer un vaccin pourraient bien être anéantis d’un coup et l’épidémie jugulée au Nord pourrait finir par revenir du Sud, où des mouvements de population massifs sont à craindre en même temps qu’une crise alimentaire.

Tous les bailleurs de fonds possibles sur la planète devraient en tenir compte. La coopération est dans l’intérêt de tous.

D’une crise sanitaire et à une crise économique

Or c’est là encore une fois que le bât blesse. Dès lors que près de trois milliards d’êtres humains font l’objet de mesure de confinement plus ou moins strict, l’effondrement de la production conduira nécessairement à une crise économique dont les effets sont difficiles à mesurer. L’effondrement probable des cours du pétrole (indexés sur ceux de la production) devrait se communiquer au secteur financier dont l’essentiel des produits conserve un lien avec ce secteur de l’énergie. La capacité des institutions financières à encaisser les défauts de paiements de leurs clients sera d’autant réduite.

Seules des mesures massives d’intervention des États seront à même d’amortir le choc. Dans ces conditions, les ensembles politiques mal coordonnés risquent une grave relégation de leurs économies. À ce titre, l’Union européenne, dont l’union bancaire dépend si durement des volontés de Berlin, pourrait bien ne pas résister à la crise. Les États-Unis eux-mêmes sortent du premier mandat de Donald Trump très affaibli dans leur capacité d’initiative au niveau fédéral. Les doutes émis par lui quant à l’existence même du coronavirus ne laissent rien présager de favorable sur ses capacités à adapter ses réactions aux circonstances.

Enfin l’écologie ?

Ce risque de voir les dirigeants du monde incapable de sortir des schémas qui nous ont conduits à la catastrophe ne vaut malheureusement pas que pour les États-Unis. Il pourrait également nuire à toutes les initiatives, quoique déjà insuffisantes, prises en faveur de la transition écologique dans le monde.

Les causes de l’épidémie peuvent aisément être référées au modèle de mondialisation capitaliste anti-écologique. Le ralentissement de l’activité humaine provoqué par le confinement a des effets bénéfiques sur la qualité de l’air. Pourtant, il y a fort à craindre que les mesures de sauvetage économique ne soient prises par les États au détriment des projets écologiques.

De même que la crise de 2008 n’a pas enrayé la financiarisation de l’économie, il ne faut pas croire que le covid-19 sera suivi de soi-même par une accélération de la transition écologique. Pour faire face, c’est dès maintenant que le Peuple doit se faire entendre. Une pression populaire massive, une action politique volontariste et une mise en œuvre méthodique, encore et toujours, la planification, sont nécessaires pour sortir du confinement dans de bonnes conditions. Le monde d’après se construit maintenant.