Hommage à Samuel Paty : après l’horreur et le chagrin, garder la tête froide

Ils ne nous laissent même pas le temps du deuil

J’ai pris quelques jours avant d’écrire sur ce qui s’est passé vendredi dernier, l’effroyable assassinat de Samuel Paty, professeur d’Histoire-Géographie. Il avait simplement fait son métier. Il a été tué par un jeune homme de 18 ans fervent de l’islamisme. Le temps que passe au moins un peu le choc, l’horreur, le chagrin, et toute les émotions de la compassion humaine qui nous assaillent en pareille circonstance. Je veux redire ici toute ma compassion pour les proches de cet homme, accablés par un deuil terrible et insoutenable, pour ses collègues, qui devront difficilement reprendre le chemin des cours à la rentrée le 2 novembre, en ne pouvant qu’imaginer l’horreur.

Mais je veux aussi dire ma colère. Contre les réactions abjectes qui n’ont pas manqué d’arriver, qui n’ont même pas eu la décence élémentaire d’attendre le temps du deuil, pour se vautrer dans la récupération politique la plus abjecte, ressortant ici leurs thèses qu’ils imaginent voir confortées, ne parvenant même pas à cacher leur jubilation. Contre les commentateurs qui n’ont même pas la décence élémentaire de respecter le deuil, et qui veulent « profiter » de la tragédie pour faire instaurer de nouveaux reculs des libertés publiques.

Nous devrions vivre, après un crime aussi odieux, un moment d’union nationale, ou la cohésion de la nation se fait sentir pour soutenir les proches de la victime, et toutes celles et ceux qui, à travers Samuel Paty, ont été visés par l’assassin. Proclamer partout encore, que nous n’avons pas peur, et que rien ne nous fera renoncer à la liberté d’expression.

Il n’en est rien. Nous offrons collectivement, en plus de l’horreur, le terrible spectacle d’une société incapable même de porter le deuil d’un enseignant assassiné avec dignité. Une société profondément fracturée, divisée, écartelée, qui a de moins en moins de choses de commun autre que l’unité extérieure d’habiter sur le même territoire, et d’obéir aux même lois.

Les boucs-émissaires et la société morcelée

Comme toute société attaquée et en difficulté, des boucs-émissaires sont vite désignés. Tout et n’importe quoi est raconté pour éviter d’avoir à penser sérieusement les causes réelles du crime, et, tout simplement, laisser à l’enquête le temps d’établir des faits. Nous vivons dans une société de l’immédiat, et il faut toujours tout savoir tout de suite, pour suivre le rythme effréné des chaînes d’information en continu, des réseaux sociaux. Il est tout bonnement impossible de prendre le temps d’attendre de savoir avant de parler, de réfléchir un instant.

Pour certains, c’est l’anonymat des réseaux sociaux qu’il faudrait immédiatement remettre en cause. Nonobstant le fait que les acteurs directs du crime, le père d’élève qui a lancé la cabale contre Samuel Paty, sont parfaitement identifiés et n’ont rien d’anonymes. Il faudrait donc s’empresser de mettre en œuvre la sinistre loi Avia, pourtant déjà reconnue anticonstitutionnelle, bafouer les libertés publiques les plus élémentaires pour s’adonner à la censure, le tout en se réclamant de l’esprit des Lumières, toute honte bue. Il s’agirait donc, en réponse à l’odieux assassinat d’un professeur qui expliquait devant sa classe le principe de la liberté d’expression… brider cette même liberté et confier la censure non pas à des juges, qui distingueraient la liberté d’expression des appels à la haine qui sont des délits, mais à des multinationales étatsuniennes.

Comme toujours dans pareilles circonstances, sont assimilés au tueur l’ensemble des croyants de la religion dont il se réclame. Les musulmans, ou supposés tels, sont brutalement sommés de se justifier, de se désolidariser, comme s’ils y étaient pour quelque chose, comme s’ils avaient personnellement quelque chose à voir avec le crime, alors qu’évidemment il n’en n’est rien. Des personnes qui venaient se recueillir, comme tout un chacun, dans les rassemblements de solidarité et d’hommage, ont été bousculées, insultées. De tels procédés sont abjects et odieux, et sont des ferments de division plus grande encore de la société.

#JeSuisProf l’hommage et les hypocrites

Des rassemblements de soutien et d’hommage sont organisés partout dans le pays. J’y ai participé, sur la place de la République à Paris, à Pantin, à l’Assemblée nationale, à Aubervilliers, et partout où il faudra être pour rendre cet hommage muet et impuissant à l’homme qui a été assassiné.

Des milliers de personnes s’y rassemblent, malgré la pandémie, malgré la peur, et cela fait un peu chaud au cœur. Des enseignants, nombreux, qui en période de vacances scolaires n’ont pas le réconfort de se retrouver et de pouvoir parler entre eux, viennent rendre hommage à leur collègue. Des milliers, illustres ou anonymes, viennent partager ce moment de solidarité et de compassion, ainsi que leur refus qu’une telle chose ait pu se produire, ou puisse encore se produire.

Le mot clé #JeSuisProf a fleuri pour exprimer cette solidarité et compassion.

Pour ma part, c’est la vérité stricte, puisque mon métier, avant d’être député, était professeur d’histoire géographie. J’ai enseigné ces matières à des élèves de la sixième à la terminale. Je partage cette émotion de mes collègues.

En dehors de ces hommages sincères, je voudrais aussi exprimer le profond dégoût que m’inspirent les hommages hypocrites de celles et ceux qui se découvrent à présent une vocation de défendre l’Education nationale, alors qu’hier ils faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour détruire son organisation et sa capacité à agir. Hier, nous étions des nantis, des fainéants, des fonctionnaires coûteux et inutiles, un mammouth qu’il faudrait dégraisser encore et encore.

Il fut un temps où les professeurs étaient respectés pour leur fonction sociale. Aujourd’hui, c’est le dénigrement permanent qui s’est lentement instillé par les mêmes hypocrites. L’institution ne protège pas ses agents, ou si peu. La société a laissé installer un mépris profond de l’enseignant, de la valeur de son savoir. Il n’est pas rare que des parents soutiennent l’élève fautif, plutôt que l’enseignant qui tentait de l’éduquer.

 La condition sociale même des enseignants s’est dégradée : avec le gel du point d’indice et l’absence de revalorisation salariale depuis plus d’une décennie, un enseignant débutant n’est guère payé plus que le SMIC, alors qu’il doit justifier d’un diplôme bac +5 et d’un concours exigeant, avec pour responsabilité l’éducation d’une centaine de jeunes chaque année. Dans une société où l’argent est le principal vecteur de distinction sociale, c’est dire le mépris dans lequel on tient cette profession aujourd’hui jugée essentielle. Être enseignant est un sacerdoce, ou par passion il faut accepter le jeu des mutations, accepter le peu de reconnaissance sociale, accepter la difficulté des conditions de travail, accepter l’importante charge de travail, et accepter que tout ceci soit en permanence dénié et dénigré.

Les enseignants doivent faire face à une instabilité complète de leurs conditions de travail et des programmes. Chaque majorité qui s’installe veut faire sa grande réforme de l’école, et inscrire son nom dans l’histoire. Tous les 5 ans, les programmes changent, et les enseignants doivent bien s’adapter aux nouvelles exigences. Le travail est à refaire. Aucun bilan n’est jamais tiré des précédentes réformes, puisque que ce qui compte est que le Ministre impose sa marque. Les enseignants ont à peine le temps de s’adapter aux réformes qu’une nouvelle advient, et qu’il faut recommencer.

Aujourd’hui, la liberté d’expression est érigée en vertu suprême et doit être défendue absolument. Hier, la loi Blanquer imposait un devoir de se taire, y compris en dehors de l’exercice de ses fonctions. Hier la liberté d’expression des enseignants était bafouée, les collègues convoqués et réprimés pour avoir osé critiquer publiquement une réforme.

Toutes les alertes générales sur les conditions de travail des enseignants ont été largement ignorées. Christine Renon, directrice d’école à Pantin, s’est suicidée sur son lieu de travail l’an dernier. Elle avait laissé une lettre expliquant son geste, son désarroi, sa fatigue face à une institution qui demande tout. Un an après, rien n’a changé. J’ai appris le suicide d’une autre directrice d’école, à la même période. Il faut faire toujours plus, avec toujours moins de moyens.

L’Education nationale n’a toujours aucune médecine du travail pour suivre ses agents, aucune médecine de prévention, enfin, si, 60 postes, pour un peu moins d’un million d’agents… J’ai interrogé le gouvernement sur ce sujet, il répond groupe de travail et séminaire d’études…

En l’espèce, que dire du soutien dont a bénéficié Samuel Paty face aux menaces dont il a été victime ? A-t-il bénéficié de la protection fonctionnelle ? A-t-il réellement bénéficié du soutien de l’institution ? J’ai peine à le croire. Une intervention de l’équipe « Laïcité et valeurs de la République » a été programmée, et de telles interventions ne sont pas du soutien, et relèvent plus du recadrage et du rappel à l’ordre que d’autre chose. Le démenti du ministère est difficile à croire pour de nombreux enseignants.

Un combat de longue haleine

Enfin, je voudrais dire que je suis plus que lassé d’entendre, à chaque fois qu’une difficulté de la société est évoquée, dire que c’est à l’Education nationale de régler le problème. Ce serait à l’école de résoudre magiquement toute les maux de la société, depuis l’égalité sociale, la laïcité, jusqu’à la fin des discriminations à l’égard des femmes, des personnes LGBT, etc. L’école ne peut pas tout. L’école ne peut pas tout faire toute seule. Et quand ce ne sont pas « les programmes scolaires » qu’il faudrait changer, c’est « la formation des professeurs » qu’il faudrait améliorer. Ah, il est certain qu’en terme de formation initiale et continue des professeurs, il y a une très grande marge pour le progrès. Mais ce n’est pas en faisant des incantations sur les programmes scolaires et la formation que quelque problème que ce soit sera réglé.

Ici en l’espèce, on a créé l’Education Morale et Civique (EMC), jadis ECJS (Education Civique Juridique et Sociale), et à l’époque il était convenu de se gargariser que la Morale serait à nouveau enseignée à l’école, et à travers le simple changement de nom du cours, toute la moralité de la société en serait renouvelée. Et puis on a laissé les enseignants se débrouiller avec les nouveaux programmes, comptant sur leurs seules ressources pour aborder avec des adolescents des sujets de société sur lesquels la société se déchire, mais pour lesquels les enseignants doivent miraculeusement trouver des solutions.

L’islamisme est une idéologie politico-religieuse qui ne se combat pas avec des coups de menton et des imprécations vaines. C’est un combat idéologique qu’il faut opposer à cette idéologie, et aucune victoire idéologique n’est ni facile, ni rapide. C’est la société entière qui doit se mobiliser contre les ferments de la division et de la haine.

Les coups de menton de Darmanin, imitant par-là Nicolas Sarkozy dont visiblement il s’inspire, sont exactement ce qui promet d’être inefficace contre une idéologie. Des actions éparses, donner l’impression de fermeté, aller réprimer des personnes de façon médiatique pour « envoyer un message », et non parce que la situation le justifierait.

Ces actions désordonnées, où pêle-mêle les comptes twitter ayant soutenu l’assassin, des associations, l’observatoire de la Laïcité sont mélangés, sans aucune hiérarchisation, montrent surtout un pouvoir bien incapable de réagir. Qu’ont fait les renseignements territoriaux, quand on sait que Samuel Paty s’est fait harceler pendant des jours avant sa mort ? N’ont-ils pas su évaluer la menace ? Le professeur n’a-t-il pas pu être protégé, alors qu’une telle violence se déchaînait contre lui ? Sa seule protection revenant à changer de chemin pour rentrer chez lui ?

Il faut tirer le bilan opérationnel des années de « renforcement de l’arsenal dans la lutte contre le terrorisme ». Bien entendu les agents font ce qu’ils peuvent et pour le mieux. Un officier témoignant dans le procès des attentats de Charlie Hebdo a mis des mots sur le désarroi des agents du renseignement qui n’ont pas pu empêcher une telle attaque. Leur professionnalisme n’est pas en cause. Mais les politiques publiques qui organisent et encadrent leur action doivent l’être.

Ce n’est pas en abandonnant l’état de droit que nous combattrons l’islamisme politique. C’est par l’état de droit et en opposant une idéologie. Idéologie n’est pas un gros mot, qui doit être réservé pour dénigrer les idées avec lesquelles on ne serait pas d’accord. Idéologie désigne simplement un système d’idées cohérents, de principes d’action dont on se réclame. Le libéralisme est une idéologie qui place la concurrence, la compétition et la cupidité au sommet de la hiérarchie des valeurs. Le socialisme fut une idéologie qui place le partage au sommet de la hiérarchie des valeurs, même si aujourd’hui on ne comprend plus bien ce à quoi ce mot renvoie. La République est un système politique fondé sur l’idéologie où le bien commun et l’intérêt général est au cœur des principes, décidé par le peuple souverain en fonction de la volonté générale.

Mais aujourd’hui, dans la bouche des dirigeants politiques, le mot « république » est employé uniquement pour désigner les politiques autoritaires et répressive. Il n’y a qu’à entendre le sinistre Manuel Valls parler d’ordre républicain pour comprendre. La République n’a pas le visage des services publics de qualité, présents et disponibles partout sur le territoire. La République n’a pas le visage des droits qu’elle accorde, des libertés qu’elle protège. Ils lui donnent toujours le masque hideux de la répression, de la violence d’Etat. Elle porte le masque des éborgnés et des mutilés de Castaner. Ou alors elle n’en a aucun. Elle est complètement absente ou presque, sans aucune autre manifestation que celle sporadique de la police qui ne parvient pas à maintenir la sécurité des personnes et des biens.

De tels propos et de tels actes avilissent la République née de la Révolution française, et l’idéologie républicaine, qui défend la Liberté, l’Egalité et la Fraternité, les mots que Robespierre a donnés à la France pour devise.

On est bien en peine de savoir quelle principe d’organisation de la société Macron nous propose. Il a nommé progressisme son idéologie, mais manifestement c’était un leurre, tant on peine à voir quelque progrès que ce soit à l’œuvre dans sa politique. Pas le progrès social par le partage des richesses évidemment, il fait tout le contraire. Pas le progrès des libertés publiques évidemment, il fait tout le contraire. Pas le progrès des droits nouveaux, on peinerait à pouvoir les nommer. Si Macron fait progresser la France quelque part, c’est sur le chemin des inégalités sociales toujours plus grandes, des riches toujours plus riches, des pauvres toujours plus nombreux et plus pauvres.

Pour un avenir un commun

Face à cela, ne baissons pas les bras. L’islamisme est un mouvement politique qui a un but, et qui va jusqu’à employer la violence la plus brutale pour tenter de l’emporter. Cette violence a pour but de fracasser nos sociétés, attiser les haines, nourrir nos fractures pour nous pousser à la guerre civile.

Ne donnons pas à l’ennemi quelque satisfaction que ce soit, et surtout pas celle de nous diviser, de satisfaire leurs buts. Les complices de ce crime odieux doivent être sévèrement punis et châtiés pour ce qu’ils ont fait. Nous devons faire preuve d’une fermeté absolue face à l’ennemi. Mais par les moyens de l’Etat de droit. Nous devons assurer collectivement la paix civile dans notre pays.

Et ensuite, reconstruisons notre République. Redonnons-lui le visage de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité.