75 ème anniversaire du 6 juin 1944 : non à l’instrumentalisation de la mémoire

En ce 75e anniversaire du débarquement de Normandie, Emmanuel Macron se met en scène aux côtés de Donald Trump. Pendant ce temps, l’Assemblée Nationale débat d’une proposition de résolution déposée par son Président, Richard Ferrand, et « exprimant la gratitude et la reconnaissance de l’Assemblée nationale pour les actes d’héroïsme et les actions militaires des membres des forces armées alliées ayant pris part au débarquement en Normandie, en France, le 6 juin 1944 ».

Nul ne saurait évidemment contester l’importance de l’évènement dans l’histoire nationale, ni la nécessité de rendre hommage à ses protagonistes et de préserver leur mémoire, à l’heure où les témoins s’éteignent peu à peu. Les termes choisis par M. Ferrand, tout comme le cérémonial présidé par M. Macron, sont toutefois révélateurs d’un rapport problématique au passé et d’une incapacité d’être à la hauteur des enjeux du présent qui ne peuvent qu’inquiéter, tant leurs conséquences pourraient être funestes.

L’histoire tronquée

Il n’y a bien sûr rien de choquant à souligner, comme le fait le texte de M. Ferrand, le rôle central des Etats-Unis dans l’Opération Overlord aux côtés des forces des autres nations alliées et de celles de la résistance française. Pas plus qu’il n’est illégitime d’évoquer la contribution importante de Washington à la victoire des alliés sur l’Allemagne nazie. L’on ne peut cependant que se désoler de constater que le soucis légitime de l’exactitude des faits cède rapidement le pas à une forme d’hémiplégie historique. Car comment qualifier autrement un texte qui convoque la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale sans dire un mot des combats qui faisaient rage depuis 1941 sur le front de l’Est, et de la contribution des troupes et des peuples de l’Union Soviétique à la victoire sur le nazisme ? Contribution dont aucun historien ne nie le caractère décisif, quand les trois quart des pertes militaires infligées à l’Allemagne nazie le furent par l’Armée Rouge et les partisans, au prix de plus de 20 millions de morts soviétiques, civils et militaires. Quelques jours après le débarquement de normandie, les troupes soviétiques lançaient l’opération Bagration, qui devait couter un demi-million d’hommes aux armées de Hitler. Sans ces combats, tout comme ceux de Stalingrad et de Kursk, en 1943, le débarquement du 6 juin 1944 n’aurait pas été possible. Les contemporains avaient une conscience aigüe du caractère inséparable de ces évènements, à l’image du Général De Gaulle, qui, dans son discours du 8 mai 1945, célébrait « la victoire des Nations Unies» et des «armées de l’Ouest et de l’Est». Faire aujourd’hui le silence sur une page cruciale de la Seconde Guerre Mondiale en Europe, en taisant le rôle de l’Union Soviétique, c’est faire violence à l’histoire.

La mémoire instrumentalisée

Les cérémonies commémoratives du jour reproduisent la même amnésie, le gouvernement français ayant usé de prétextes fallacieux pour ne pas y convier le Président russe, M. Vladimir Poutine. L’on se souvient pourtant qu’en 2014, la France, fidèle à la règle qui veut qu’elle ne reconnait que des Etats, et non des dirigeants et des régimes, avait alors eu la clairvoyance de balayer les polémiques regrettables qui entouraient la venue de M. Poutine aux cérémonies marquant le 70e anniversaire du débarquement, en rappelant que le rôle de la Russie dans la Seconde Guerre Mondiale rendait naturelle la présence de son Président actuel. La sagesse d’un tel principe n’est que plus évidente aujourd’hui : personne ne conteste la présence du président des Etats-Unis, M. Donald Trump, quoi que l’on pense de ses postures tapageuses et de ses orientations politiques. Ce n’est pas faire preuve de complaisance envers le Kremlin que de se désoler que ce principe ne s’applique désormais plus qu’à géométrie variable, les commémorations se trouvant réduites au rang d’instrument d’une stratégie d’exclusion diplomatique.

Une diplomatie bancale et dangereuse

Car l’histoire tronquée et la mémoire sélective que cultivent la résolution proposée par M. Ferrand tout comme les cérémonies orchestrées par MM. Philippe et Macron ne sont évidemment pas innocentes, à l’heure où d’aucuns attisent les tensions avec Moscou, croyant – folle illusion ! – que c’est en agitant le spectre d’une menace russe qu’ils pourront redonner un souffle au projet européen. N’est-ce pas cela qu’il s’agit en effet quand le texte proposé par M. Ferrand, tout en célèbrant de façon rhétorique le « multilatéralisme » qui a effectivement permis aux alliés de triompher de l’Allemagne nazie, s’empresse d’effacer l’Union Soviétique de l’histoire et d’exclure la Russie de la mémoire ? Curieuse conception du multilatéralisme à tout le moins que celle de M. Ferrand, qui célèbre la seule « vigueur de la relation franco-américaine qui n’a jamais failli depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » sans dire que le principal legs international de la tragédie de 1939-1945 ne fut pas une unique relation bilatérale, mais plutôt la création de l’Organisation des Nations Unies, ouvrant un dialogue entre les Nations qui permit, en dépit même des tensions de la Guerre Froide, d’éviter un nouvel embrasement mondial. Il apparait d’ailleurs quelque peu décalé de vouloir graver aujourd’hui à toute force cette relation dans le marbre, à l’heure où les foucades tapageuses de M. Trump devraient au contraire inciter à la prudence.

Là où le soucis de l’exactitude des faits passés et la communion autour de la mémoire des combats d’hier pourraient rapprocher les peuples, là où la France honorerait sa tradition diplomatique en maintenant une position de raison, le pouvoir actuel, en proie à une cécité historique et politique, s’abandonne à une relecture anachronique et toujours plus atlantiste du passé, au risque de jeter de l’huile sur le feu des tensions géopolitiques présentes. Les pyromanes savent-ils seulement ce qu’ils font ? Tragique erreur que la leur en tout cas. Alors que la présence de M. Poutine en Normandie eut pu permettre de renouer un dialogue international – comme cela avait été le cas en 2014 – voici le peuple russe humilié et son chef d’Etat qui accueille son homologue chinois M. Xi Jinping en visite officielle en Russie, renforçant l’image d’une opposition entre blocs.

L’on ne peut que partager le souci de M. Ferrand lorsqu’il évoque la nécessité de tirer les leçons des tragédies du passé pour éviter que ne se reproduise « le basculement dans l’ère des regrets ou des remords ». Pour ce faire toutefois, encore faut-il ne pas trahir les faits historiques, et ne pas instrumentaliser leur mémoire. Là seulement sont la rigueur intellectuelle et la hauteur de vue nécessaires pour comprendre l’histoire et relever, à la lumière du passé, les défis de notre temps.