Samedi vers 17h30, le premier ministre est donc arrivé dans l’hémicycle par surprise pour engager la responsabilité de son gouvernement sur le projet de loi de réforme des retraites, après que les députés de la majorité ont été prévenus 5 minutes avant par SMS.
Cette annonce avait largement été préparée par les députés de la majorité, qui multipliaient les interventions inutiles depuis plusieurs jours pour se plaindre que le débat ne pouvait avancer, tout en le ralentissant eux-mêmes considérablement par leurs pleurnicheries, créant par là le blocage qu’ils prétendaient dénoncer.
Outre la très grave crise sociale préparée par ce texte, cette façon de procéder est une nouvelle étape dans la très grave crise démocratique que nous vivons. Ces procédés accélèrent la crise de légitimité des institutions, déjà très largement entamée, et visible au travers de l’abstention massive, de la prise d’otage permanente que constitue le chantage électoral au vote utile en agitant le spectre de l’extrême droite, qui a déjà conduit à la déconfiture des deux principaux partis de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’« ancien monde », le PS et LR.
Suppression du rôle du Parlement : vers la disparition de la séparation des pouvoirs
Mais à présent, même les naïfs ne peuvent manquer de le comprendre : c’est le gouvernement qui fait la loi, et si le Parlement entend jouer si peu que ce soit son rôle constitutionnel, il en est écarté. Nous sommes donc dans la situation ahurissante où le gouvernement choisit lui-même quels amendements il intègre dans son texte, lesquels il rejette. Quels groupes parlementaires il admet à contribuer, quels groupes il rejette. Évidemment, aucun amendement de notre groupe n’a été retenu.
Oui, lors des débats parlementaires, c’était déjà à peu près la même chose qui se passait, dans les faits. Et on peut parier que la majorité aurait probablement voté à peu près comme le gouvernement a choisi. Et ce n’est pas étonnant vu que les grilles de votent viennent manifestement de l’exécutif. Mais en faisant l’économie du débat parlementaire, le gouvernement franchit un cap à ce jour inégalé, et entérine un antiparlementarisme digne d’un régime totalitaire.
En accusant l’opposition de s’opposer, par un pléonasme tragique, le gouvernement montre sa véritable opinion du parlement, une fastidieuse procédure inutile, héritage poussiéreux d’une vie politique d’un autre âge, dont on se passerait bien à l’occasion. Feu le projet de révision de la Constitution pour une démocratie « plus efficace » en était le flagrant aveu. Nous avions ici la parfaite démonstration de ce qu’est une démocratie « efficace » selon Macron : pas de débats, une opposition qui approuve le texte, le gouvernement qui choisit les modifications qu’il apporte à son propre texte, des éléments d’appréciation au mieux lacunaires des conséquences, en faisant une confiance sans borne au Président de la République, suprême décideur de tout, qui en a décidé ainsi, au mépris de son propre programme de candidat, mais qui s’en soucie ?
Puisque le Parlement dans sa fonction de législateur comme de contrôle de l’exécutif disparait, quel sens peut bien avoir la théorique séparation des pouvoirs, garantie d’équilibre ? Aucun, puisque tous les pouvoirs sont concentrés dans les mains de l’exécutif. Cela fait des années que nous dénonçons et documentons la monarchie présidentielle. Nous en avons ici un cas d’école édifiant.
La justice n’est pas davantage indépendante de l’exécutif, et la commission d’enquête menée par le groupe de la France insoumise va pouvoir étayer ce constat. La répression judiciaire du mouvement des Gilets Jaune, la circulaire de Belloubet montrent clairement une instrumentalisation politique de l’appareil d’État contre les opposants politiques. Pour les opposants, la sévérité est de mise, la culpabilité quasi assurée.
Suppression des dispositions de l’Etat de droit : vers un arbitraire complet et un Etat policier ?
La répression policière des opposants politiques complète le tableau : lente dérive du pouvoir, que l’on pouvait déjà constater dans la répression de mouvements écologiques à Notre Dame Des Landes ou à Sivens, elle a pris un brusque coup d’accélérateur sous François Hollande avec l’utilisation des dispositions de l’état d’urgence, initialement décrété pour lutter contre le terrorisme, contre les opposants politiques, et notamment écologistes lors de la COP21. Elle s’est poursuivie intensément par la répression du mouvement contre la loi El Khomri, et s’est amplifiée dans la droite lignée avec l’ultra violente répression du mouvement des gilets jaunes, au cours de laquelle nous pouvons déplorer 1 mort, 5 mains arrachées, 20 éborgné·es, et des centaines de blessé·es. Le pouvoir use une escalade de la violence de la répression pour affirmer son autorité, demandant toujours plus d’images martiales, toujours plus de chiffres d’interpellations.
L’affaire Benalla où un collaborateur direct du Président de la République a été filmé en train de tabasser des opposants politiques, grimé en policier, n’en est qu’un triste révélateur.
L’état de droit n’est plus qu’un lointain souvenir en matière de liberté de manifestation. Avec la prolongation des dispositions de l’état d’urgence, puis son intégration dans le droit commun, nous sommes priés de nous habituer à l’arbitraire le plus total, la violence dans limite de la police, l’absence complète de recours.
La loi ne protège plus que très peu la liberté de manifester, la liberté d’aller et venir. Mais que dire de la punition des comportements illégaux de la police ? Il n’y en a pas. Aujourd’hui, une victime d’un abus de droits, d’un usage disproportionné de la force, de l’emploi non réglementaire d’outils ultra-violents de « maintien de l’ordre » est assurée d’une chose : son auteur restera impuni, même si les faits sont particulièrement graves, mêmes s’ils entrainent des séquelles physiques irréversibles. A moins que l’affaire soit filmée par plusieurs personnes, et suscite une émotion particulière sur les réseaux sociaux, l’impunité sera totale.
Suppression du pluralisme médiatique et des espaces d’expression libre : vers la fin de la liberté d’expression ?
On va me répondre tout de suite qu’en France la presse est libre, qu’on est loin de l’ORTF, et que les dépêches AFP ne sont pas dictées par le gouvernement. Tout cela est vrai, et heureusement. Mais tout cela est très loin de suffire à ce que la presse soit indépendante et pluraliste, ou de garantir la liberté d’expression des citoyens.
La presse, à de rares exceptions près, est l’otage des puissances de l’argent, soit parce que les titres de presse sont possédés directement par des milliardaires qui ont des intérêts industriels et personnels, soit parce que leur modèle économique fragile dépend de la publicité et des annonceurs. Rares sont ceux qui y échappent. Dans ce système, il n’est aucun besoin de contrôler la presse, les journalistes le font déjà eux-mêmes parfaitement. Inutile de pressions explicite, la pression implicite suffit au conformisme, au manque d’esprit critique, à la peur de sortir du moule. La pression économique sur un flot de journalistes précaires, masqués par quelques vedettes surpayées font le reste. Il suffit de constater l’engouement médiatique pour la campagne de Macron en 2016, ou de comparer n’importe quelle interview de syndicaliste et celle d’un ministre pour constater qu’il n’y a pas d’espace d’expression libre dans la presse, que les puissants seront cajolés, et les opposants étrillés. Inutile de préciser que le service public de l’audiovisuel est loin d’être en reste sur ces sujets.
Aucun recours possible contre une cabale médiatique, la possibilité pour une opposition de s’exprimer est réduite à soit ne pas vraiment s’opposer, soit accepter de ne laisser entendre que des caricatures grossières.
Comme si cela ne suffisait pas, les espaces d’expression libre restants pour les citoyens sont menacés, cette fois directement par le pouvoir. La loi contre les « fake news » puis la loi contre la haine sur internet sont des attaques directes à la liberté d’expression populaire. Attaqués de toute part, les réseaux sociaux sont soupçonnés de tous les malheurs du monde, propager des informations mensongères, manipuler les élections, être un déversoir sans fin de haine et de violence verbale. Ne soyons pas naïfs, cela est loin d’être complètement faux. Les réseaux sociaux dépendants de multinationales étatsuniennes sont loin d’être des espaces d’expression libres et transparents, ou d’être dénués de tous intérêts économiques. Vivant grassement de la publicité et du « temps de cerveau disponible », pillant les données personnelles à des fins de ciblage, exerçant in fine un contrôle réel sur les personnes. Des tests ont été faits en toute illégalité par Facebook par exemple, pour observer les incidences sur les comportements de la présentation d’un fil d’actualité à tonalité positive ou négative. Le scandale Cambridge analytica doit également nous alerter sur les manipulations possibles via les réseaux sociaux.
Il n’en reste pas moins que la solution proposée est pire que le mal. En voulant définir une vérité officielle, on ne peut qu’encourager à soupçonner davantage une presse déjà si discréditée, et à raison. En faisant reposer sur des entreprises privées le rôle de suppression des contenus problématiques, le gouvernement assume de confier au privé le soin ce censurer ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas. Déjà, il fallait subir les pudibonderies étatsuniennes dans la censure des contenus « appropriés », et leur ultra tolérance à la violence, en décalage complet avec nos critères culturels propres.
Bien entendu, rien n’oblige personne à utiliser les réseaux sociaux. Mais ils sont une réalité culturelle pour des millions de personnes, souvent maintenant leur principale source d’information, et cela est particulièrement vrai chez les jeunes. Aussi, la restriction de la liberté d’expression sur ce dernier espace de liberté ne peut qu’inquiéter.
Contre le délitement de la démocratie : la 6e République
Macron a grand tort de jouer ainsi avec le consentement aux institutions, car il n’y a pour lui d’autre sortie possible qu’encore plus de violence et l’autoritarisme. Car avec ce 49-3, il officialise le fait que le Parlement n’est rien d’autre qu’une chambre d’enregistrement passive de l’exécutif. Certes, cela est le cas depuis longtemps, mais jusqu’à présent, l’exécutif prenait soin de préserver, pour la forme, l’illusion démocratique d’un débat au parlement, d’une séparation des pouvoirs vaguement respectée, d’une modification à la marge des textes vaguement admise.
Or, si le consentement aux institutions vient réellement à manquer, c’est tout l’édifice de l’État qui s’effondre. Plus de consentement aux lois, à l’autorité de la police, à l’impôt. Macron prépare le chaos qu’il prétend endiguer. C’est la forme démocratique et républicaine de notre régime politique qui est en cause. A partir du moment où le peuple n’y croira plus, mais vraiment plus, il est possible que l’ensemble du pays sombre dans la violence et le chaos, avec les haines attisées par les pointeurs du doigt et les diviseurs.
Mais il y a une voie de sortie entre l’autoritarisme de l’Etat, et le chaos et la violence. Nous devons sortir par le haut de cette crise démocratique sans précédent sous cette constitution.
Convoquons des élections pour une Assemblée Constituante, pour que le peuple refonde lui-même ses institutions. Qu’il décide de nouveaux pouvoirs et contre pouvoirs. Qu’il décide d’un équilibre des pouvoirs, de la manière dont il veut exercer le pouvoir, de façon directe et par l’intermédiaire de représentants, et de la manière dont ceux-ci doivent être choisis.
Cette refondation de notre République est indispensable pour sortir de la crise, elle en est d’autant plus urgente.