De la crise à l’autoritarisme : quelques leçons de l’histoire

L’histoire montre que les pouvoirs ont tendance à utiliser les crises pour renforcer leur autorité, verser dans la dictature, et balayer les acquis démocratiques. Voyez comment.

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La crise débouche-t-elle nécessairement sur l’effondrement du système ?

La pandémie de Coronavirus ne va-t-elle pas enfin ouvrir les yeux du plus grand nombre sur la faillite du modèle capitaliste mondialisé et ultralibéral dans lequel nous vivons depuis près de trente ans ? Ne va-t-elle pas discréditer définitivement ce modèle qui fait que notre pays est aujourd’hui incapable de produire des masques de protection tant l’on a délocalisé ? Ne va-t-elle pas mettre en évidence l’impasse où nous a conduit ce modèle qui fait que les lits de réanimation manquent pour soigner les malades tant l’on a réduit les moyens des services publics, pendant que l’on multipliait les cadeaux fiscaux aux plus riches ? L’échec du système dans lequel nous vivons est si patent qu’il est difficile de ne pas être convaincu que le monde d’après sera nécessairement différent, et que toute reconstruction durable passera nécessairement par l’alternative démocratique, sociale et écologique que nous défendons depuis tant d’années.

Qui d’entre nous ne s’est pas fait ces réflexions, en ces jours de confinement ? Ce réflexe n’est pas nouveau. A chaque secousse, le même schéma ressurgit sous la plume et dans les espoirs de nombre de ceux qui comme nous militent pour l’émancipation : la crise ne fait-elle pas la démonstration de ce que le système d’oppression que nous combattons est inévitablement condamné à la faillite ? Ne va-t-elle pas démontrer nécessairement la justesse de nos analyses, rallier le plus grand nombre à notre cause, et faciliter notre victoire ? Pourtant il n’y aurait pas de plus grand danger pour nous que de succomber ainsi aux sirènes d’une forme déterminisme et de s’illusionner dès lors par excès de confiance. C’est contre ce péril que je voudrais avertir ici, en revenant sur l’histoire des grandes crises du passé et ce qu’elle peut nous apprendre pour les luttes de demain.

Hier comme aujourd’hui : le péril du déterminisme

La croyance en une crise débouchant presque mécaniquement sur la victoire des forces révolutionnaires n’est pas nouvelle. Dans différentes nuances, cette forme de vulgate déterministe dominait très largement le mouvement ouvrier international à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Karl Kautsky, considéré avant 1914 comme le plus grand théoricien marxiste de son temps, exprimait bien cet état d’esprit lorsqu’il écrivait en 1893 que « la social-démocratie est un parti révolutionnaire, mais pas un parti faisant une révolution. Nous savons que nos objectifs ne peuvent être atteints que par une révolution, mais nous savons aussi qu’il est aussi peu en notre pouvoir de faire cette révolution que pour nos opposants de l’empêcher. » La crise finale du capitalisme était supposée inéluctable et proche. Elle conduirait inévitablement à l’avènement de la société socialiste. Dès lors que le capitalisme préparait lui-même son effondrement à travers le jeu de ses contradictions internes, la révolution et la chute du système surviendraient comme d’elles-mêmes, et le monde nouveau naîtrait ainsi de la crise. Déterminisme et optimisme se mêlaient ainsi pour alimenter une forme de passivité politique.

Les penseurs des luttes pour l’émancipation ont pourtant depuis longtemps pris soin de se garder contre ce déterminisme. Marx et Engels eux-mêmes étaient loin d’un déterminisme absolu lorsqu’ils écrivaient en 1847 dans Le manifeste du parti communisteque la lutte des classes « chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine commune des classes en lutte ».

Oui, les rapports de production sont en dernier ressort les forces motrices de l’histoire. Oui les contradictions sociales produisent des crises. Mais l’histoire du capitalisme n’est pas seulement celle de ses crises, mais aussi de sa capacité à se réinventer, se recomposer. Les crises – celle du Coronavirus pas plus que celles qui l’ont précédé – ne débouchent pas mécaniquement et nécessairement sur une victoire du camp de l’émancipation. Succomber aujourd’hui à cette illusion déterministe, ce serait pour nous risquer de baisser la garde et relâcher notre effort au moment même où il nous faut au contraire œuvrer le plus énergiquement à montrer la justesse de nos solutions.

Les grandes crises du passé ont bien souvent débouché sur des solutions autoritaires et réactionnaires

Les grandes crises économiques, sociales et politiques du vingtième siècle peuvent nous servir d’avertissement. Car bien loin de produire nécessairement le triomphe des forces populaires et du progrès social, elles se sont bien souvent soldées par le triomphe de solutions autoritaires et par un recul social pour le plus grand nombre.

Ainsi, quand le crash boursier d’octobre 1929 à Wall Street plongea le monde dans la « grande dépression », beaucoup crurent y voir la confirmation des prédictions catastrophistes de l’Internationale Communiste, qui affirmait depuis une décennie que la « décomposition du capitalisme et le développement de la révolution communiste ne peuvent être contenus », comme l’écrivait dès 1919 le bolchevique Boukharine. Or, loin d’accoucher de la révolution, la crise ne fit que donner plus d’élan aux forces réactionnaires qui rêvaient de balayer les avancées sociales et démocratiques des années passées. L’usage de la force, mais aussi d’un discours qui présentait l’autoritarisme et le fascisme comme solutions face aux prétendues impasses d’un parlementarisme incapable de juguler la crise et aux dangers de la révolution, permit à la réaction de s’imposer en bien des endroits : à la fin des années 1930, les dictatures de droite avaient supplanté les démocraties presque partout en Europe, les mouvements ouvriers et les syndicats étaient sauvagement réprimés, les droits des travailleurs supprimés. Il fallut l’horreur de la Seconde guerre mondiale pour renverser cette tendance et vaincre le fascisme et le nazisme.

Quoique les circonstances soient différentes, les leçons de la crise prolongée dans lequel le capitalisme est engagé depuis les années 1970 ne sont pas très éloignées. Aux États-Unis et en Europe, le dynamisme économique et les gains de productivité des années 1945 à 1975, mais aussi le rapport de force induit par la puissance des mouvements ouvriers et l’existence du bloc communiste, avaient conduit les classes dominantes à accepter des concessions importantes. Mais l’épuisement de ce cycle économique à partir de la décennie 1970 a conduit les dominants, soucieux de préserver leurs profits, à opérer un nouveau tour de vis, inaugurant une ère de « libéralisme autoritaire ». En l’espace de quelques décennies, la part du travail dans le partage de la richesse a décru, l’État providence a été peu à peu démantelé, les droits sociaux rognés. Des modes de contrôle autoritaires se sont imposés dans les entreprises. La dérégulation et la mondialisation économique, amenant leur lot de privatisations et de délocalisations, ont permis de soustraire largement la sphère économique au contrôle démocratique et à la souveraineté populaire. En somme, à nouveau, l’effritement d’un système économique n’a pas produit de débouchés révolutionnaires victorieux, mais plutôt un glissement vers moins de démocratie et une régression sociale ininterrompue.

La crise bancaire et financière de 2008, qui prolonge cette dynamique régressive entamée une trentaine d’années plus tôt, a vu ce libéralisme autoritaire s’accentuer, en particulier en Europe : des institutions soi-disant indépendantes, c’est-à-dire non élues, comme la banque centrale européenne, dictent des politiques qui affectent des centaines de millions de citoyens, les « règles d’or » introduites dans les constitutions des États contraignent leurs choix politiques, et font de l’austérité un dogme intouchable, hors de portée des électeurs. Comme le résumait en 2015 l’ancien président de la commission européenne, Jean-Claude Juncker : « Il n’y a pas de choix démocratie contre le traités ! ». Et dans la France d’aujourd’hui, les pratiques policières et répressives dirigées contre ceux qui manifestent finissent elles-mêmes par ressembler de plus en plus à celle des États autoritaires. La crise a ainsi renforcé les tendances antidémocratiques et sécuritaires des pouvoirs néolibéraux.

Césarisme, étatisme autoritaire, dé-démocratisation : l’arsenal des dominants

Nombre d’auteurs peuvent nous aider à penser ce phénomène de reflux des forces émancipatrices en période de crise. La grande dépression des années 1930 a ainsi inspiré à Antonio Gramsci une analyse qui est encore aujourd’hui féconde : là où la domination d’une classe repose en temps normal sur la conjonction de la coercition et de l’hégémonie, de la force et du consentement, les crises renforcent les tendances autoritaires. Soumises aux fluctuations de l’opinion publique, rendue instable en période de crise, les institutions démocratiques perdent de leur crédit aux yeux des dominants. A leurs yeux, la démocratie n’est plus à même de produire le consentement et d’assurer la stabilité de leur pouvoir. La classe dominante tend alors à avoir recours aux solutions autoritaires, que Gramsci qualifie de césarisme. Le « césar » en question peut être une personne – dans le contexte des années 1930, un dictateur à la Mussolini – ou une institution hors de portée de la souveraineté populaire – certains auteurs parlent ainsi aujourd’hui d’un « césarisme bureaucratique » pour qualifier le rôle des institutions non élues de l’Union Européenne.

Dès les prémices de la longue crise qui a commencé dans les années 1970, Nicos Poulantzas a repris le fil de cette réflexion en évoquant un « déclin de la démocratie » et une montée en puissance de l’ « étatisme autoritaire ». En période de crise économique et de compétition mondiale accrue, la démocratie, qui permet aux revendications sociales de s’exprimer et fait ainsi pression à la baisse sur le taux de profit, devient un handicap pour le capitalisme. Les États démocratiques évoluent alors vers un autoritarisme croissant : le poids de l’exécutif et de la technocratie est renforcé, tandis que les institutions délibératives telles que les parlements sont dépouillées de leur pouvoir. Comment ne pas avoir en tête la Ve République dans laquelle nous vivons actuellement, et dont le macronisme exacerbe les traits autoritaires, transformant le parlement en chambre d’enregistrement ?

Plus récemment, Wendy Brown a forgé la notion de « dé-démocratisation » pour qualifier la tendance du néolibéralisme actuel. Elle renvoie à la tendance à la montée de l’autoritarisme dans les institutions – et il est ici important de souligner que nous ne vivons pas tant un affaiblissement généralisé de l’État que le dépérissement organisé de ses fonctions sociales et redistributives au profit d’un recentrage sur ses fonctions répressives. Mais elle exprime aussi la tendance du discours dominant à délégitimer les idées mêmes de souveraineté populaire et de justice sociale, au profit de la logique du marché et de la concurrence. En définitive, la démocratie n’est certes pas formellement abolie, comme dans les dictatures des années 1930, mais elle est vidée de sa substance.

Face au péril autoritaire : œuvrer sans relâche pour une réponse humaniste à la crise

On le voit, il y aurait une dangereuse naïveté à considérer les crises comme la condition suffisante d’une victoire des forces de progrès. Assurément, elles peuvent produire des conjonctures révolutionnaires. Quand le mouvement populaire est puissant, il peut saisir l’occasion pour arracher des avancées démocratiques et sociales favorables au plus grand nombre – c’est le Front Populaire de 1936 ou le Programme du Conseil National de la Résistance en 1945.  Mais si aucune volonté collective ne se saisit du moment, les crises peuvent au contraire constituer le moment parfait pour l’oligarchie, pour que s’imposent l’autoritarisme et la régression sociale.

N’est-ce pas d’ailleurs le mouvement que nous voyons s’amorcer  aujourd’hui quand Macron et les siens, qui multiplient pour l’heure les paroles mielleuses sur le « monde d’après » le Coronavirus, préparent « en même temps » le retour de bâton pour l’après crise ? Quand le président du MEDEF, Geoffroy Roux de Bézieux, explique qu’il faudra « travailler » plus et remettre en question le temps de travail, les congés payés, les jours fériés, pour permettre le redémarrage de l’économie, et que la secrétaire d’Etat à l’Economie, Agnès Pannier Runacher, l’appuie. Quand le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, déclare qu’ « il faudra faire des efforts » pour réduire la dette de la France une fois cette crise sanitaire passée. Encore une fois, les dominants s’affairent pour faire payer au peuple le prix de la crise !

Retenir la leçon des crises du passé, c’est en même temps fixer notre feuille de route pour les semaines et les mois à venir. Ne jamais nous laisser abuser par les propos de façade des puissants qui nous promettent qu’ils ont changé. Toujours rester aux aguets face au danger de voir ressurgir des solutions autoritaires et réactionnaires. Ne pas se bercer de l’illusion que la victoire de nos idées est acquise, mais œuvrer sans relâche à cette victoire. Chaque jour, remettre notre métier sur l’ouvrage, et travailler à convaincre nos concitoyens que l’humanisme est la seule véritable réponse possible à la crise, que ce n’est que par plus de démocratie, de solidarité, d’écologie que nous reconstruirons le monde d’après. En un mot, faire vivre la flamme de l’insoumission.

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