Quel est le rapport entre les exportations d’armes françaises et les ravages du criquet pèlerin ?

La pandémie de Covid-19 a accaparé l’attention du grand public, laissant dans l’ombre de nombreux phénomènes qui pourtant devraient bénéficier d’une attention scrupuleuse.

Le criquet pèlerin est un problème mondial

Le désastre engendré par les essaims gigantesques de criquets pèlerins touche l’Afrique de l’Est depuis le mois de février, et plus récemment l’Inde et le Pakistan. Le criquet pèlerin absorbe son poids en nourriture quotidiennement, soit 2 grammes. Parfois, sa reproduction s’emballe, donnant naissance à de gigantesques essaims de milliards d’individus, ravageant tout sur leur passage. La FAO le qualifie de « ravageur migrateur le plus destructeur au monde ». Un seul kilomètre carré d’essaim peut contenir jusqu’à 80 millions d’adultes qui consomment en une journée la même quantité de nourriture que 35 000 personnes, précise encore la FAO. Cyril Piou, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), précise à Reporterre que le criquet, même s’il vit normalement de façon solitaire « a la capacité de se grégariser lorsque sa population augmente fortement », ce qui provoque un emballement dans sa reproduction.

Un des essaims, au Kenya, regrouperait à lui seul près de cent milliards d’individus sur une surface de 2.400 km², soit la superficie du Luxembourg, indique Reporterre. 18 pays sont déjà touchés, et les essaims pourraient se déplacer en Afrique et en Asie, ainsi que dans la Péninsule arabique.

Phénomène nouveau, l’Amérique du Sud est également touchée. L’Argentine fait face à un essaim qui couvre 20 km², qui pourrait remonter vers le Brésil en raison de l’arrivée de l’hiver Austral.

Pourquoi le dérèglement climatique amplifie le phénomène ?

Les essaims de criquets pèlerins, ou d’insectes ravageant tout sur leur passage, ne sont pas des phénomènes nouveaux. Le livre de l’Exode, fait état d’une invasion de sauterelles. Quelle que soit la croyance portée à ce texte, c’est manifestement un fléau connu et redouté depuis que les hommes se souviennent.

Ce qui est nouveau, c’est la fréquence de ces essaims ravageurs. En cause : le dérèglement climatique, et l’augmentation de phénomènes climatiques extrêmes comme les cyclones, les pluies torrentielles. Cela crée les conditions climatiques favorables à la reproduction de ces insectes.

Ainsi, l’océan indien voit se former un « dipôle » de plus en plus fréquent, et de plus en plus accentué : il s’agit d’une oscillation irrégulière des températures de surface de la mer, la partie occidentale de l’océan Indien étant tour à tour plus chaude et plus froide que sa partie orientale. Plus l’écart de température entre ces deux parties est élevé, plus le dipôle est intense, explique Reporterre. Ce dipôle crée les conditions favorables aux cyclones, lesquels créent les conditions favorables à l’emballement de la reproduction des criquets.

Keith Cressman, un spécialiste des invasions acridiennes de la FAO explique : « Il est certain que cette succession de cyclones est à l’origine de la crise. Nous constatons depuis dix ans une augmentation de leur nombre. Neuf ont été comptabilisés dans l’océan Indien pour la seule année 2019. Si cette tendance se confirme, alors les infestations de criquets pèlerins dans la Corne de l’Afrique seront également plus fréquentes. »

Pourquoi les crises politiques amplifient le phénomène ?

Parce que la seule méthode connue pour lutter contre la création de ces essaims, est de disperser les essaims avant qu’ils ne prolifèrent, par des épandages ciblés de pesticides. Sauf que cela suppose des moyens politiques de surveillance des criquets, et d’intervention. Or, au printemps 2018, des pluies abondantes sur la péninsule arabique ont permis le développement de criquets. Ceux-ci ont migré début 2019 en Iran et au Yémen. Or, la guerre au Yémen ne permet évidemment pas la surveillance des criquets, alors que les populations sont déjà en proie à la famine et à la guerre.

La Somalie et l’Éthiopie ont vu arriver ces essaims en juin 2019, mais sont parvenus à en contrôler la formation. Un nouveau cyclone en décembre a permis à nouveau la reproduction des insectes, et mis la situation hors de contrôle. Cet animal qui peut aisément parcourir 150 km en une journée, et ne connait évidemment aucune frontière.

La lutte contre ces phénomènes implique de pouvoir se rendre sur place. Mais cela suppose une certaine stabilité politique et sécurité des déplacements.

Or, les insectes ravageurs provoquent la faim, et amplifient les déstabilisations des régions. Lesquelles amplifient les capacités des insectes à ravager, faute d’organisation possible pour prévenir leur prolifération. On entre dans un cercle vicieux de la crise climatique, qui crée une crise sociale, qui crée une crise politique, qui empêche de lutter contre la crise climatique.

Les conséquences sont durables pour les populations

Dans une région où 12 millions de personnes se trouvent déjà en situation d’insécurité alimentaire, une nouvelle crise acridienne ne peut que se solder par un désastre. Cette invasion intervient alors que commence la principale saison agricole en Afrique de l’Est, risquant de faire beaucoup plus de ravages que la saison précédente.

L’Institut de recherche pour le développement indique que l’invasion qu’a connu le Mali dans les années 90 a eu des conséquences sévères sur la scolarisation des enfants : les villages maliens touchés ont vu leur taux de scolarisation chuter de 25 %, tombant à moins de 18 %. Les filles sont plus touchées que les garçons par cette déscolarisation. La faim affecte la réussite scolaire, la perte de revenus pour les agriculteurs et l’envolée des prix des denrées alimentaires affectent durablement la scolarisation. La crise alimentaire se propage rapidement aux familles les plus précaires. Les parents retirent les enfants des écoles, ou les y mettent plus tard.  Des catastrophes en cascades, qui sont le ferment de crises durables et de destabilisations toujours plus profondes des régions.

Un article du Monde précise qu’une « grave insécurité alimentaire » menace le Pakistan, où environ 20 % de la population est déjà sous-alimentée, et où près de la moitié des enfants de moins de cinq ans souffrent d’un retard de croissance, selon les chiffres du Programme alimentaire mondial. L’invasion des criquets pourrait contribuer à une déstabilisation du pays.

Par ailleurs, il est urgent de trouver des méthodes pour lutter contre la formation de ces essaims. La seule technique aujourd’hui utilisée est l’aspersion de pesticides sur les criquets. Le problème est que ces aspersions sont nécessairement massives, vu la taille des essaims, et touchent de façon indifférenciée les criquets, le reste de la faune, la flore, les êtres humains. Ils sont mortels pour les abeilles, toxique pour l’homme et pour de nombreux animaux. Cela constitue un problème considérable, d’autant plus qu’il est probable que les criquets développent une résistance aux pesticides, et que les doses projetées doivent être de plus en plus importantes et nocives au fil du temps. Un village du Pendjab essaie une méthode nouvelle : le ramassage des criquets pour les transformer en aliments pour volailles. Une vingtaine de tonnes d’insectes ont ainsi été récoltées, payées 20 roupies pakistanaises le kilo. Toutefois, une telle méthode reste difficile à généraliser, au vu de la quantité phénoménale de ces insectes. L’Inde se prépare à une attaque massive pour le mois de juillet.

De l’urgence de la coopération internationale

153 millions de dollars sont nécessaires, pour faire face aux conséquences de cette invasion du criquet selon la FAO alors que 111 ont déjà été récoltés. Qu’est-ce que cela représente dans le budget mondial ? Pas grand-chose.

Les criquets pèlerins sont un exemple de plus que l’action de l’homme sur le climat a des conséquences globales.

Comme pour le coronavirus, le phénomène ravageur pour les hommes s’amplifie et s’accélère avec le dérèglement climatique. Ces essaims ne sont pas plus une nouveauté que les épidémies, que les cyclones, que les incendies. Ce qui est nouveau, c’est leur ampleur et leur fréquence.

Comme pour le coronavirus, les hommes peuvent faire face s’ils sont organisés, et s’ils mettent en place des politiques de prévention.

Comme pour le coronavirus, les ravages sont plus grands, plus rapides et plus graves, lorsque les zones sont déjà déstabilisées par la guerre, l’insécurité, sans structure étatique capable de réagir rapidement. Seules des sociétés organisées sont en mesure d’espérer endiguer un tel phénomène.

Le dérèglement climatique amplifiera les phénomènes de ce type. Ce n’est pas le problème d’un pays, ou d’une zone du monde, car on l’a vu, les problèmes se déplacent rapidement d’un continent à l’autre et n’épargnent personne. Il faut que la coopération internationale permette d’aider les pays qui font face au Covid, au criquets pèlerins, et à tous ces fléaux. Car la déstabilisation durable de régions du monde est le terreau de nouvelles catastrophes à venir. Le dérèglement climatique engage la survie même de l’humanité, à travers le bouleversement du seul écosystème compatible avec la vie humaine. Nous devons engager la bifurcation écologique avant qu’il ne soit trop tard.