Il ne se passe pas un jour sans qu’il n’y ait de nouvelle alerte sur l’état de la médecine pédiatrique en France. Aujourd’hui même, dans une tribune, 10 000 soignants en pédiatrie dénoncent le « silence assourdissant » du président de la République, face à la gravité de la situation.
Cet appel intervient un mois après une première alerte sur la virulence de l’épidémie de bronchiolite, et les difficultés à y faire face. Mais ces appels sont loin d’être les premiers. Tous les ans, nous assistons à la même détresse des soignants face à une situation qui se dégrade, la difficulté de prendre en charge les petits patients, les pertes de chances des enfants alors qu’ils souffrent que pathologies que nous savons soigner.
Aujourd’hui, 84 députés issus de tous les groupes membres de l’intergroupe NUPES demandent solennellement une commission d’enquête pour établir les causes de l’effondrement auquel nous assistons de la médecine pédiatrique dans la 7e puissance mondiale.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête sur l’effondrement de la médecine pédiatrique en France
présentée par Mesdames et Messieurs
Bastien LACHAUD, Mathilde PANOT, Nadège Abomangoli, Laurent Alexandre, Gabriel Amard, Ségolène Amiot, Farida Amrani, Rodrigo Arenas, Clémentine Autain, Ugo Bernalicis, Christophe Bex, Carlos-Martens Bilongo, Manuel Bompard, Idir Boumertit, Louis Boyard, Aymeric Caron, Sylvain Carrière, Florian Chauche, Sophia Chikirou, Hadrien Clouet, Eric Coquerel, Alexis Corbière, Jean-François Coulomme, Catherine Couturier, Hendrik Davi, Sébastien Delogu, Alma Dufour, Karen Erodi, Martine Etienne, Emmanuel Fernandes, Sylvie Ferrer, Caroline Fiat, Perceval Gaillard, Raquel Garrido, Clémence Guetté, David Guiraud, Mathilde Hignet, Andy Kerbrat, Rachel Kéké, Maxime Laisney, Arnaud Le Gall, Elise Leboucher, Charlotte Leduc, Jérôme Legavre, Sarah Legrain, Murielle Lepvraud, Antoine Léaument, Elisa Martin, Pascale Martin, William Martinet, Frédéric Mathieu, Damien Maudet, Marianne Maximi, Manon Meunier, Danièle Obono, Nathalie Oziol, François Piquemal, Thomas Portes, Loïc Prud’homme, Adrien Quatennens, Jean-Hugues Ratenon, Sébastien Rome, François Ruffin, Aurélien Saintoul, Michel Sala, Danielle Simonnet, Ersilia Soudais, Anne Stambach-Terrenoir, Bénédicte Taurine, Andrée Taurinya, Matthias Tavel, Aurélie Trouvé, Paul Vannier, Léo Walter, Christian Baptiste, Marie Pochon, Marie-Charlotte Garin, Sophie Taillé-Polian, Jiovanny William, Isabelle Santiago, Jean-Claude Raux, Sandrine Rousseau, Sébastien Peytavie, Soumya Bourouaha
député·es.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Les enfants sont mis en danger par l’insuffisance des moyens. La crise de l’hôpital public et sa paupérisation exposent en priorité, comme toujours, les plus vulnérables à la dégradation des soins et en première ligne les enfants », alertait déjà une tribune de soignants en pédiatrie dès novembre 2019.
« Cette situation de crise est vécue désormais quotidiennement par les équipes comme une médecine de guerre : choisir quel enfant hospitaliser en priorité, quelle chirurgie pourtant indispensable différer pour prendre en charge une urgence vitale (…) « , insistent-ils, ajoutant que « c’est un crève-cœur pour chacun d’entre [eux] et [un] devoir de dénoncer [la situation] ».
Depuis lors, la situation ne s’est pas améliorée. Elle s’est même dégradée. Le constat terrible dressé avant la pandémie de covid 19 d’un hôpital public à bout de souffle, dans l’incapacité de soigner correctement tous les patients, et ne tenant debout que par le dévouement absolu de ses personnels, s’est renforcé.
Une pénurie de médicaments pédiatriques
L’hiver 2022 commence et avec lui son lot de maladies saisonnières. Mais les difficultés pour les soigner sont accrues notamment pour les enfants. En effet, des pénuries de médicaments même très courants s’accentuent, et touchent ceux qui sont donnés aux enfants, au premier chef desquels le paracétamol, et l’amoxicilline, un antibiotique fréquemment donné aux enfants sous forme de sirop. La gestion de crise conduit à rationner les quantités disponibles, mais jamais une vision de long terme n’est envisagée afin de faire cesser cette tension sur les approvisionnements.
Les conséquences de cette pénurie pourraient poser un grave problème de santé publique, s’ajoutant à celle déjà existante liée à la bronchiolite. Un communiqué commun daté du 22 novembre émanant des principales organisations de pédiatres et infectiologues alerte sur le fait que « toutes les conditions sont réunies pour une crise majeure de santé publique en pédiatrie dans les prochains jours ». Le manque d’antibiotiques pourrait avoir des conséquences mortelles sur les enfants, faute de pouvoir soigner les maladies avec les médicaments appropriés. Le communiqué précise que « les stocks des alternatives aux formes pédiatriques d’amoxicilline ne permettront pas de tenir au-delà de quelques semaines ». Les formes adultes des médicaments pourraient eux aussi manquer, de même que les médicaments utilisés en second choix quand l’amoxicilline n’est pas disponible.
Plus que jamais, les phénomènes de pénurie prennent de l’ampleur, et des ruptures effectives de stocks sont constatées. En cause, les conditions mondiales de production de médicaments, qui sont frappées par les difficultés d’approvisionnement, l’inflation des coûts et la montée des tensions géopolitiques.
Pour autant, ces causes de pénuries sont identifiées depuis de nombreuses années, et de nombreuses voix ont alerté sur l’augmentation des pénuries de médicaments depuis plusieurs années. Les conséquences prévisibles de cette recrudescence n’ont pas été tirées. L’alerte majeure pour la santé mondiale qu’a constituée la pandémie de covid 19 n’a pas non plus conduit les pouvoirs publics à s’attaquer aux causes de ces pénuries. Pas de relocalisation de la production de ces médicaments, pas de constitution d’un pôle public du médicament. En raison de cette incurie et faute de production souveraine, la France dépend d’autre pays pour la production des médicaments pour soigner ses enfants. En cas de rupture d’approvisionnement, elle ne peut plus soigner ses enfants.
Une fracture sanitaire béante pour la médecine pédiatrique
La fracture sanitaire touche toutes les spécialités. Elle est particulièrement béante pour l’accès à la pédiatrie. En effet, selon une étude récente de l’association Que Choisir, 27,5% des enfants de 0 à 10 ans vivent dans un désert médical, soit 2,1 millions d’enfant. Les chiffres grimpent à 52,4%, soit 4 millions d’enfants, si on ajoute les enfants de toutes les communes qui ont des difficultés d’accès à un pédiatre, soit un enfant sur deux.
Toutefois, la difficulté n’est pas seulement l’éloignement géographique des praticiens, et leur nombre restreint, qui conduisent à des délais d’attente conséquents pour avoir un rendez-vous. Une difficulté financière accentue la fracture sanitaire géographique, surtout en période d’inflation considérable sur les prix des carburants, où la distance en voiture se traduit en coûts élevés de déplacement.
En effet, les difficultés d’accès à un pédiatre pratiquant des honoraires conventionnés secteur 1 sont encore plus importantes, de même que pour accéder à un pédiatre proposant des dépassements d’honoraires modérés.
La base de remboursement de la sécurité sociale, dans le cadre d’un parcours de soins coordonné est de 37 € pour les patients de 0 à 2 ans, 32 € pour les 2 à 6 ans et 28 € de 6 à 16 ans. Ces frais sont remboursés à 70% du tarif de la sécurité sociale, et à 30% de ce tarif par les complémentaires santé, avec des variations selon les contrats pour les dépassements d’honoraires.
La situation est particulièrement grave, puisque pour accéder à un pédiatre sans dépassements d’honoraires, c’est un désert médical pour presque la moitié des enfants, et un accès difficile pour 76,3 % des enfants, c’est-à-dire 5,8 millions d’enfants. C’est 1,8 millions d’enfants qui sont concernés par cette difficulté en plus des difficultés géographiques.
Concernant les dépassements d’honoraires modérés, c’est 32% des enfants qui vivent dans un désert médical, et 57,7% des enfants, soit 4,4 millions d’enfants, qui vivent dans des communes qui ont des difficultés d’accès.
Ces difficultés d’accéder à la médecine de ville nuisent à la bonne prévention et à un soin précoce des maladies des enfants. Sans pouvoir accéder à un médecin rapidement en ville, les parents n’ont d’autre choix que de se rendre aux urgences, quand un service est à proximité suffisante de leur domicile, engorgeant d’autant plus des services déjà sous tension.
Les enfants des familles les plus précaires sont les plus concernés par les difficultés géographiques et financières pour être soignés, ce qui met les parents dans des situations particulièrement difficiles quand la santé de leur enfant est en jeu.
Une pédiatrie hospitalière en train de s’effondrer
Le problème n’est pas moins grave pour ce qui est de la prise en charge hospitalière en pédiatrie. L’épidémie de bronchiolite met chaque année les urgences pédiatriques en grande tension. Les petits patients ne peuvent pas toujours être hospitalisés à proximité de chez eux, et doivent être transférés, notamment hors de la région Île-de-France qui est rapidement saturée. Les familles doivent subir, en plus de l’angoisse liée à l’hospitalisation d’un jeune enfant, l’éloignement de leur domicile et ont des difficultés accrues pour se rendre au chevet de leur enfant.
En 2019, le transfert d’une vingtaine d’enfants avait suscité une mission de l’IGAS. Celle-ci avait proposé d’« avancer à juin la préparation aux épidémies hivernales », ou encore de « stabiliser les ressources soignantes de services de soins critiques en maintenant sur l’année les ressources correspondant aux capacités autorisées ». Mais ces recommandations ne semblent pas avoir été suivies d’effet.
Fin octobre 2021, au centre hospitalier universitaire Bicêtre 10 lits pédiatriques sur 24 étaient fermés, 25 hospitalisations qui étaient programmées depuis plusieurs mois ont dû être annulées. 5 enfants en situation d’urgence vitale n’ont pas pu être accueillis. Les conséquences sont terribles sur la santé des enfants, qui perdent des chances de guérison.
Fin octobre 2022, alors que l’épidémie ne faisait que commencer, une dizaine de patients vivant en Île-de-France avaient déjà été transférés vers Rouen, Reims, Caen, Amiens, ou encore Orléans, parce que « 15 à 20 % des lits de pédiatrie sont fermés, faute de personnel paramédical », selon le professeur de pédiatrie Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissement de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui concentre les cinq services de réanimation pédiatriques de la région.
La situation en est à ce point que Julie Starck, médecin réanimatrice pédiatrique à l’hôpital Trousseau a affirmé sur RTL le 10 novembre : « On est obligés de trier les enfants ». Un collectif Pédiatrie s’est constitué et a alerté le président de la République par une lettre ouverte signée par 4000 soignants.
Ceux-ci doivent prendre en charge des enfants dans des conditions qui ne sont pas appropriées à leur état de santé, ce qui génère un stress accru. Par exemple, des bébés sous masque à oxygène, alors qu’ils devraient être pris en charge en réanimation, restent aux urgences parce qu’il n’y a pas de lit de réanimation disponible. Les patients sont pris en charge dans des conditions précaires, ce qui accroît le risque d’incident.
Les soignants redoutent d’avoir un problème avec un enfant, parce que l’équipe de transfert pédiatrique sera déjà en train de transférer un autre patient et donc indisponible pour une urgence. Les personnels confrontés à ces situations subissent une charge mentale et une responsabilité accrue, doivent prendre des décisions terribles mettant en jeu la santé des enfants, qui n’auraient pas à être prises s’il y avait des moyens techniques et humains suffisants.
Le 22 octobre, deux bébés nés prématurés avaient besoin d’une place en réanimation, mais aucun lit n’était disponible. Ils ont pu être transférés après avoir dû attendre plusieurs heures en salle de naissance. L’un d’entre eux est décédé. Une enquête est en cours pour déterminer si le décès est lié ou non à une prise en charge trop tardive en réanimation.
Le 9 novembre, le plan Orsan a été déclenché, pour répondre à l’urgence générée par l’épidémie intense de bronchiolite. Mais les justifications avancées par le ministre ne convainquent pas tous les soignants. « Parler d’une épidémie intense, c’est du bluff. La vérité, c’est que rien n’a été anticipé », affirme Isabelle Desguerre, professeure de neuropédiatrie.
Olivier Brissaud, professeur de réanimation pédiatrique ajoute : « C’est la première fois qu’on déclenche un plan Orsan pour une épidémie de bronchiolite. Que notre système de santé ne soit pas capable d’absorber une augmentation de 5 ou 10 %, ce n’est pas normal. En réalité, on déclenche un plan pour un hôpital public à la dérive. » Marc de Kerdanet, pédiatre diabétologue complète : « Ils ont l’impression qu’on exagère. Ils ne nous croient pas. Ils ne se rendent pas compte que le système est en train de s’effondrer ».
En cause, le manque de personnel qualifié qui permettrait de garder les lits ouverts. En novembre 2019, plus de 2000 soignants en pédiatrie avait déjà alerté sur le cas spécifique de la pédiatrie, au sein d’un hôpital public déjà fragilisé par le manque de moyens humains et financiers, avant même la crise du coronavirus. « Nous assistons à une aggravation de la désertification des ressources médicales et paramédicales pédiatriques y compris dans des hôpitaux emblématiques de la médecine pédiatrique. Cela se traduit par des centaines de lits fermés en pédiatrie, par manque de personnel soignant, mais aussi par réduction programmée et anticipée de longue date par l’administration » disaient déjà les personnels soignants dans leur tribune de 2019.
La dégradation des conditions de travail liée à la pénurie de personnel conduit à un épuisement accéléré des soignants. Surtout que le plan Orsan censé aider à faire face à l’épidémie risque d’avoir des effets à retardement sur les capacités futures des services de pédiatrie. En effet, ce plan permet d’annuler les congés, d’ajouter des heures supplémentaires, de changer des soignants de service. Mais ces mesures contribuent à accélérer l’épuisement des personnels, qui risquent de demander un changement d’affectation ou de démissionner à la levée du plan, pour ne plus revivre des conditions de travail aussi difficiles. Le déclenchement de ce plan conduit également à devoir reporter les soins programmés, et à dégrader la prise en charge des autres maladies touchant les enfants.
Les soignants usent beaucoup de temps à chercher des solutions pour transférer des patients au lieu de pouvoir s’y consacrer pleinement. L’ensemble de ces conditions génère de grandes difficultés à recruter et des départs récurrents des différents services.
Ainsi, les conditions de prise en charge médicale des enfants sont particulièrement dégradées. Que cela soit en médecine de ville, ou en médecine hospitalière, les difficultés sont partout. L’accès aux médicaments, même les plus courants, est menacé. Le système de santé ne tient que par le dévouement de personnels soignants épuisés. Nous ne pouvons plus soigner nos enfants correctement. Nous devons pratiquer une médecine de guerre pour un pays riche et vivant en temps de paix.
Aussi, il est urgent de constituer une commission d’enquête parlementaire qui examinera les causes de l’effondrement de la médecine pédiatrique.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale est créée une commission d’enquête de vingt membres, chargée d’examiner les causes de l’effondrement et la situation actuelle de la médecine pédiatrique en France.