Parmi les informations de la semaine dernière, une est passée à peu près sous tous les radars ; la journaliste de Mediapart Martine Orange a mis au jour un énorme « conflit d’intérêts » au sommet de l’État : Alexis Kohler, haut fonctionnaire, actuel secrétaire général de l’Élysée, après avoir été directeur de cabinet au ministère de l’Économie pour Pierre Moscovici et Emmanuel Macron, a exercé comme directeur financier du croisiériste italien MSC qui pèse plusieurs milliards et appartient opportunément à son cousin… Où est le problème ? MSC est justement l’un des importants clients des chantiers de Saint-Nazaire dont l’avenir est régulièrement remis en jeu depuis plusieurs années. Or, dans ce genre d’industrie, les commandes sont le fruit de négociations serrées entre le fabricant, le client et l’État. Pourquoi l’État ? Soit parce qu’il est actionnaire de l’entreprise, soit parce qu’il est garant du contrat, en accordant par exemple des facilités d’emprunt pour le client. Ce genre de négociations portant sur des commandes de plusieurs centaines de millions d’euros sont donc suivies de près au sommet de l’État, et tout particulièrement par le ministère de l’économie… Et voilà le problème ! Comment représenter l’État et donc défendre l’intérêt général quand on a en tête les intérêts de la partie adverse d’une négociation ; mieux encore, quand on s’apprête à travailler pour elle à plus ou moins brève échéance. Je ne m’attarde pas sur le cas particulier de Monsieur Kohler, qui pose de nombreuses questions. Je souhaite que la justice les lui pose prochainement ; au besoin, mes collègues de la France insoumise et moi les poseront. Pour l’instant, je reviens sur cette notion de « conflit d’intérêts ».
Je remarque d’abord que la lutte contre les conflits d’intérêts est devenue une sorte de marronnier de la vie politique depuis une dizaine d’années. En 2012, avant de quitter l’Élysée, Nicolas Sarkozy avait commandé un rapport à Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État. Arrivé au pouvoir, François Hollande l’a mis dans un tiroir et demandé à Lionel Jospin, membre du Conseil constitutionnel, un nouveau rapport. Celui-ci a surtout recyclé le précédent en veillant à retirer les propositions les plus ambitieuses. Dès sa prise de fonction Emmanuel Macron nous a joué la même sérénade en voulant une loi de moralisation de la vie publique. Peine perdue encore une fois ! Le texte n’avait pas d’autre objectif que de stigmatiser les parlementaires, de créer un climat de suspicion générale à leur égard pour faire oublier les turpitudes des fonctionnaires « pantouflards » (comme Macron lui-même) et des financiers véreux…
Comme à son habitude, il pousse très loin une stratégie que d’autres ont utilisée avant lui : la diversion. L’expression « conflit d’intérêts » elle-même sert assez bien cette volonté de diversion. D’abord, elle ne correspond à rien de précis dans la code pénal ; ce qui permet aux commentateurs de faire bien des phrases sans qu’elles prêtent à conséquence. « Conflit d’intérêts » c’est surtout un euphémisme qui permet de ne pas appeler les choses par leur vrai nom : « corruption ».
Elle permet aussi aux commentateurs de faire croire que le problème concerne quelques brebis galeuses et que le troupeau est sain. En réalité, le conflit d’intérêt est plutôt la règle que l’exception ; il est généralisé. On ne compte pas les « fils et filles de » dans les allées du pouvoir. Leur situation est bien moins connue que dans le monde du spectacle mais leur emprise est d’autant plus ferme. Les « époux de » et « épouses de » feraient aussi un beau tableau. Dans le gouvernement actuel, le mari de la ministre de la Santé dirige l’INSERM; le mari de la ministre de la défense dirige l’Agence des Participations de l’État, l’administration qui représente l’État dans les conseils d’administration des grandes entreprises dont l’État est actionnaire… La liste est à n’en plus finir.
Dans le petit monde du pouvoir, politique, économique, administratif, médiatique, tout le monde se tient par la barbichette. Ce sont quelques milliers de personnes qui vivent dans les mêmes quartiers, font les mêmes métiers, se fréquentent, se marient, font des enfants, les envoient dans les mêmes écoles et les mêmes grandes écoles, leurs font faire les mêmes stages, les mêmes séjours linguistiques, leur donnent la même vision du monde, le même « esprit d’entreprise » et souvent le même mépris du peuple. Par exception, quelques hommes et femmes accèdent à cette sphère de la société et on les donne en exemple pour montrer que dans notre société le mérite est bien récompensé. C’est aussi à cela que servent par exemple tous les articles sur les milliardaires extraordinaires, présentés comme des hommes – toujours des hommes ! – supérieurement intelligents ou charismatiques alors qu’ils sont supérieurement immoraux et d’exceptionnels fraudeurs… En fin de compte l’entre-soi des élites économiques, politiques, médiatiques et administratives est tel qu’il faut parler de sécession. Elles se sont littéralement coupées du monde qu’elles prétendent gouverner, « informer », distraire, administrer et exploiter.
En fin de compte il est intéressant de constater que celles et ceux qui se réfèrent sans cesse à l’idée d’une « société ouverte » qui laisse toute possibilité aux individus de gravir les échelons doivent le plus souvent leurs hautes positions à un forme d’héritage ou de conflits d’intérêts.
Bien sûr, à chaque affaire, la défiance grandit dans le peuple. Plus personne n’est dupe : les loups ne se mangent pas entre eux ! Le dégagisme est l’expression politique de cette certitude. L’intérêt du peuple ne peut pas être garanti par des gens qui n’ont plus rien à voir avec lui. Macron a misé sur une petite armée de cadres supérieurs pour masquer tout ce qui le sépare du peuple. Devenu.e.s député.e.s, ils et elles sont tout entier obsédé.e.s par le petit monde de la caste et vénère le monarque républicain auquel ils doivent leur élection. C’est la raison pour laquelle, la prochaine étape du moment dégagiste obligera à balayer les institutions de la Cinquième République qui permettent de maintenir à l’écart de la décision politique la plus grande partie de la population. Toutes celles et ceux dont le travail et la patience font tourner le pays et qui n’en retirent plus aucun avantage matériel ne tarderont pas à reprendre les choses en mains. Face à l’échec du pouvoir en place et malgré les aboiements des médias qui répéteront qu’il faut laisser en place les gens raisonnables qui y échouent depuis des années, ils n’attendront plus et feront eux-mêmes ce que les autres refusent de faire : partager les richesses, rétablir des services publics dignes, garantir les libertés publiques et œuvrer pour la paix.