Covid-19 à bord du Charles-de-Gaulle : vers un scandale ?

L’épidémie de covid-19 dans l’équipage du porte-avions Charles-de-Gaulle atteint des proportions démesurées. Je sors de l’audition de la ministre des armées devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale. Elle annonce que 1081 cas positifs ont été détectés sur 2 010 tests. 545 personnes présentent des symptômes. Vingt-quatre sont hospitalisées et une d’elles a été placée en réanimation. Bien sûr, nous faisons pour toutes des vœux de prompt et complet rétablissement.

Si l’ampleur de la contagion tient sans doute à la nature du virus, on s’interroge sur son origine et sur la réaction des autorités. Trois questions se posent principalement. Des mesures de prévention adaptées ont-elles été prises et respectées ? A-t-on réagi convenablement ? Quel est le risque de voir ce genre de problème se poser pour les autres équipages et le reste de l’armée ?

Avant, pendant ou après l’escale ?

Après l’annonce de la découverte de cas d’infection par le covid-19 au sein du groupe aéronaval, son escale à Brest du 13 au 15 mars a rapidement été désignée comme source possible de la contamination. Cependant, il est également possible que l’intrusion du virus à bord se soit produite plus tôt ou même après l’escale alors que le Charles-de-Gaulle était dans l’Atlantique pour la mission Foch.

Car, bien que le caractère fulgurant de la propagation de ce virus soit avéré, la contamination en quelques jours d’un tiers des marins laisse perplexe. D’autant plus que, selon les affirmations du Ministère, les 40 premiers marins suspectés avaient été placés en confinement.

Comme les personnes infectées peuvent être contagieuses jusqu’à 37 jours, il n’est pas à exclure non plus que l’introduction du virus ait eu lieu avant l’escale. Des échanges avec l’extérieur existaient : le 18 février, c’est par exemple la ministre des armées elle-même qui visitait le bâtiment.

À l’inverse, le fait qu’aucun autre cas n’ait été recensé parmi l’équipage des autres bâtiments du groupe aéronaval (frégate et sous-marin accompagnant toujours le porte-avions) affaiblit l’idée que la contamination ait eu lieu hors du bord. Il faudrait chercher après le retour en mer du Charles-de-Gaulle, peut-être dans d’éventuels échanges avec les marines avec lesquels les Français coopéraient. Mais le ministère affirme qu’il n’y a pas eu de contact physique avec elles.

Des précautions insuffisantes ?

Certains témoignages rapportent que des militaires auraient été malades lors de l’embarquement à Brest. C’est de loin le point le plus grave : aurait-on permis à des malades d’embarquer ? Cela remettrait en cause l’argument selon lequel, l’escale ayant eu lieu avant le confinement prononcé le 17 mars, la contamination était inévitable.

Pourtant, le commandement avait annulé la montée des familles à bord en raison du risque épidémique, tout en autorisant les retrouvailles. Certains se sont autorisés de cela pour supposer que les marins n’auraient pas respecté les consignes.

Il faut s’insurger contre une telle insinuation. Ce serait inverser la cause et les effets. Sur un tel sujet, il faut s’assurer que les consignes sont à la fois pertinentes, claires et respectées. Autoriser les marins à retrouver leur famille, c’est-à-dire autant de potentiels porteurs du virus « asymptomatiques », n’était sans doute pas approprié. En tout état de cause, les marins ne doivent pas servir de boucs émissaires.

Une anticipation prise en défaut ?

Quand bien même on juge qu’il était impossible d’appliquer des restrictions plus strictes avant le 17 mars, qu’a-t-on pensé ensuite au ministère des armées, une fois le confinement prononcé : « on verra bien ? ».

Il ne s’agit pourtant pas d’une affaire légère. D’un point de vue humain évidemment : la santé de plus de 1 700 personnes était en jeu. En outre, le Charles-de-Gaulle est régulièrement présenté comme un instrument clé de la posture de défense du pays. Aujourd’hui, il est à quai pour une durée indéterminée. La décontamination du bord n’est effectuée qu’à 30 % et les effectifs de spécialistes pourraient également ne pas être mobilisables avant longtemps.

Pire encore, quand devant l’accroissement du nombre de malades, le commandant aurait proposé d’annuler la mission, le ministère aurait refusé dans la droite ligne du président Trump. Il le dément pourtant. La ministre elle-même l’a formellement contesté devant les membres de la commission de la défense de l’Assemblée nationale.

Et ailleurs ? C’est l’incohérence.

Dès lors, on se demande ce qu’il en est ailleurs. Les équipages embarqués avant le 17 mars ont-ils des malades ?

Ceux embarqués après ont-ils été soumis à un isolement suffisant ? Qu’en est-il en particulier des sous-mariniers en permanence à la mer au titre de la dissuasion nucléaire ?

Par exemple, les marins du Dixmude envoyés aux Antilles auront passé une « quatorzaine » en mer. J’ai interrogé Florence Parly en faisant valoir que 14 jours n’étaient peut-être pas une durée suffisante puisque l’incubation du virus dure parfois davantage. Elle m’a implicitement donné raison en signalant que le personnel du Dixmude qui descendrait à terre serait testé au préalable. Cela signifie donc que le délai de quatorze jours instauré partout ailleurs est insuffisant s’il n’est pas doublé d’une autre précaution.

Les mesures prises par le Ministère des armées pour prévenir la transmission du virus à nos forces armées sur terre comme en mer sont donc incohérentes. Le 10 avril, le ministère dénombrait 600 cas dans ses rangs. Depuis, l’évolution n’est pas connue et de nombreux témoignages indiquent que les contraintes du plan de formation et des missions à remplir ont empêché un respect rigoureux du confinement.

Au Sahel, aucune mesure spécifique n’a été prise pour protéger nos soldats d’une contamination au covid-19. L’opération Barkhane se poursuit sans précautions particulières alors que le virus se propage en Afrique. Et si le ministère ne communique que sur 4 cas de contamination, comment croire que leurs camarades ne sont pas exposés ? Il est impératif que la ministre en tire les conséquences.

De la transparence

2 enquêtes ont été ouvertes : une enquête de commandement et une enquête épidémiologique. Elles doivent permettre de faire toute la lumière sur les conditions de propagation du virus à bord du porte-avions et de tirer tous les enseignements de la gestion de l’épidémie au sein du groupe aéronaval. Cependant, comme toutes les procédures internes à l’Administration, et à plus forte raison dans l’armée, ces enquêtes prendront du temps et risquent de passer sous silence les éléments embarrassant les autorités.

C’est pourquoi nous demandons la transparence des investigations. La ministre s’est engagée à rendre ces deux enquêtes publiques. Il ne faudrait pas opposer au dernier moment le secret défense à cette demande de transparence. Ce serait sans objet. Les informations pertinentes ne concernent évidemment pas le plan de route du Charles-de-Gaulle mais les mesures de prévention adoptées, les alertes éventuellement transmises, la date d’apparition des premiers symptômes. Rien qui soit de nature à mettre en péril la sécurité nationale. Bien au contraire.

En revanche, j’ai interrogé la ministre sur les contaminations qui ont eu lieu sur la base de Creil. J’ai demandé que l’enquête épidémiologique soit rendue publique comme pour le Charles-de-Gaulle. La ministre a botté en touche. L’enquête est menée par une administration qui n’est pas placée sous son autorité. Elle ne peut décider de la rendre publique. J’observe donc qu’il n’y a pas d’enquête de commandement dans ce cas précis. Voilà qui n’est pas de nature à apaiser les doutes. Je le déplore. Laisser penser que la vérité ne peut être dite affaiblit l’institution militaire et les autorités. Voilà qui nuit bien davantage au bien public que la vérité elle-même.