Question écrite sur les représentations cartographiques

Les représentations cartographiques imposent une représentation mentale du monde. Il n’est pas neutre de mettre le Nord en haut de la carte, pas plus que de centrer un planisphère sur l’Europe, ou encore d’utiliser la projection de Mercator, qui donne quasiment autant d’importance visuelle au Groenland qu’à l’Afrique toute entière, alors que l’étendue de cette dernière est beaucoup plus importante que le premier.

Question au gouvernement sur les représentations cartographiques, posée le 23/03/2021 :

M. Bastien Lachaud attire l’attention de M. le Premier ministre sur la nécessité de promouvoir l’utilisation de représentations cartographiques du monde diverses. Chacun comprend en effet que les cartes véhiculent mais aussi façonnent les conceptions du monde. Les travaux de Brian Harley sur le pouvoir des cartes ont largement contribué depuis trois décennies à faire prendre conscience de la force de ces mécanismes de « cadrage » cognitif. Pourtant, bien que cette idée soit devenue banale, on en a tiré peu de conséquences dans la pratique.

L’utilisation de cartes franco ou eurocentrées, de variantes plus ou moins habiles de la projection Mercator – la plus déformante qui soit – ou de représentations pointant le nord « en haut », reste la norme en France, exception faite sans doute de quelques administrations spécialisées. Par exemple, les deux cartes du monde proposées sur le site vie-publique.fr de la Documentation française sont centrées sur le méridien 0. Curieusement, alors que l’époque est saturée de l’injonction à penser différemment, et alors que la globalisation est un fait qui structure l’ensemble de la vie politique, économique et culturelle, on ne se donne pas vraiment les moyens de penser adéquatement le monde et la place que la France y occupe.

De fait, on a beau le répéter à l’envi, la France est présente sur tous les océans et il est indispensable que ses citoyens en aient une conscience aiguë. De même il est de première importance pour avoir une vision un tant soit peu rigoureuse de la marche du monde et des grands enjeux des relations internationales mais aussi pour contribuer à instaurer des relations plus saines entre les peuples, que les Français aient aisément à l’esprit, par exemple, que les États du Nord ne sont pas réellement « au-dessus » des États du Sud, que Russie et États-Unis ne sont pas séparés par l’Atlantique et l’Europe mais au contraire reliés par le détroit de Bering, ou encore que les deux rives de la Méditerranée se font réellement face comme l’illustrait la Tabula Rogeriana du géographe Al-Idrisi au XIIe siècle, en plaçant le Maghreb « en haut » de la carte. En matière de cartographie, la force des habitudes aveugle et empêche de confronter les points de vue, de saisir les préoccupations de ses partenaires comme de ses rivaux et in fine ne permet pas de défendre au mieux l’intérêt national.

C’est pourquoi il souhaite apprendre du Premier ministre s’il entend donner des consignes afin que les représentations cartographiques en usage dans les administrations offrent la plus grande diversité de point de vue sur le monde.

Lire la réponse du ministère reçue le 19/06/2021 :

La représentation cartographique plane de la surface terrestre n’est mathématiquement pas réalisable sans susciter des distorsions qui empêchent une évaluation exacte des distances et des surfaces sur toutes les cartes, quelles qu’elles soient, en particulier les planisphères. Seuls les globes terrestres permettent une vision fiable de la géographie du monde. Il est néanmoins plus pratique de fabriquer, d’utiliser et de ranger des cartes planes, ce qui en a démocratisé la réalisation et l’usage. Dès l’Antiquité et surtout à partir des grandes explorations maritimes de la fin du Moyen Âge, des érudits ont cherché à représenter « au mieux », à plat, la surface terrestre. C’est au XVIe siècle que le cartographe Mercator a conçu la projection cylindrique à laquelle son nom est resté attaché. Malgré les déformations qu’elle suscite (augmentation des distances et des surfaces corrélée avec la latitude), elle est dotée d’un avantage indéniable pour la navigation : elle couvre toutes les mers navigables et une route à cap constant y est représentée par une ligne droite.

En outre, sa mise en œuvre ne nécessite pas de calculs élaborés. Cela explique le succès de ce mode de représentation du monde, qui s’est inscrit dans l’inconscient populaire, malgré l’importance de l’erreur commise dans la représentation des surfaces. D’autres systèmes de représentation cartographique ont été conçus, avec d’autres qualités et d’autres inconvénients, et sont utilisés par les cartographes, notamment, celui dit de Gall-Peters qui représente les superficies dans de justes proportions, mais donne une vision erronée des angles, et celui de Robinson, qui tente un compromis entre ces deux défauts au prix de calculs complexes dans sa mise en œuvre. Des systèmes de projection adaptés à la cartographie dynamique ont émergé ces dernières années et présentent aux internautes le monde depuis l’espace.

L’orientation des cartes plaçant le nord en haut de la carte est une convention, déjà promue au IIe siècle : c’était la direction moyenne de l’ombre portée d’un objet vertical dans l’hémisphère où il a conçu sa carte. Ce fut ensuite celle qu’indiquaient les boussoles. Cet usage cartographique ne traduit en rien une prééminence du Nord sur le Sud. Il en va de même pour l’usage d’un méridien traversant l’Europe (en général Greenwich) comme axe médian de la plupart des planisphères publiés en Occident. Cela facilite l’appréhension des rapports de proximité depuis l’Europe et coïncide avec le vocabulaire géographique courant (Orient, Levant, Occident) mais est moins usité en Extrême-Orient ou en Australie. Pour chacune de ses réalisations, le cartographe, en France, est à la fois un technicien et un artiste libre de ses choix éditoriaux. Les cartes, qu’elles soient économiques, politiques, démographiques, sont issues d’un processus de création, sur lequel les pouvoirs publics ont peu de prise.

Le monde des médias et celui de l’édition, au sein desquels la majeure partie des cartes sont rédigées en France, bénéficient de la liberté d’expression et ne font l’objet d’aucune tutelle publique. Seules les cartes publiées sous l’égide de l’administration peuvent faire l’objet de consignes provenant du Gouvernement. Dans ce cadre, si les représentations « traditionnelles » (projection de Mercator, Nord en haut, Europe et Afrique au centre de la carte) restent d’usage courant, c’est en raison de la commodité de lecture qu’offre ce type de cartes. Des cartes ne répondant pas à ces conventions sont néanmoins établies lorsque leur respect ne s’avère pas pertinent. Ainsi, le planisphère publié chaque année par l’Institut national de l’information géographique et forestière utilise une projection Aïtoff-Wagner modifiée, proche de celle de Robinson, qui fournit une représentation plus équilibrée des surfaces émergées sans les déformer excessivement.

De même, les cartes présentant la diplomatie ou la présence française dans la zone Indopacifique, qu’elles soient produites par le ministère des Armées ou par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, sont centrées sur l’océan Pacifique et l’océan Indien. Enfin, les visiteurs de la dernière édition du festival international de la géographie à Saint-Dié-des-Vosges ont pu voir exposé, sur le stand de la direction des Archives du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le planisphère « Planète Terre », réalisé en 1992 par Gérard Onesta, qui affiche une « autre » vision du monde (projection de Peters, Nord en bas de la carte, mention de noms de peuples, zones climatiques).Cette carte est présentée à l’occasion de visites sur le site des Archives diplomatiques, à La Courneuve.

Enfin, le programme de géographie au collège suggère une initiation au langage cartographique. Celui d’enseignement moral et civique prévoit de développer l’esprit critique des élèves, et en particulier de leur apprendre à s’informer de manière éclairée. Celui d’éducation aux médias et à l’information préconise de découvrir des représentations du monde véhiculées par les médias. En seconde, les élèves apprennent à comprendre et apprécier une carte. Bien menés, ces enseignements fournissent aux citoyens de demain les clés d’une lecture avisée du langage cartographique dans toute sa diversité.

Tabula Rogeriana – Konrad Miller (copy and translitteration), Public domain, via Wikimedia Commons
Projection de Mercator – Mdf, Public domain, via Wikimedia Commons